Édition du 3 juin 2024
Impacts des feux de forêt sur l’eau, entrevue avec Sylvain Jutras
Avec le retour de la belle saison sonne aussi celle des épisodes de chaleur intense et des feux de forêt, des phénomènes qui malheureusement tendent à se multiplier. Quel est donc le véritable impact des incendies sur nos précieuses ressources en eau ? La pérennité de nos forêts est-elle en péril ? Pour essayer d’y voir plus clair, nous avons eu la chance d’échanger avec Sylvain Jutras, ingénieur forestier de formation, professeur à l’Université Laval et président de l’Organisme de bassin versant CAPSA. Un parcours riche aux compétences multiples pour une compréhension transversale des enjeux environnementaux.
En guise d’introduction, pouvez-vous nous parler de votre parcours, de ce qui a motivé votre engagement?
S.J. : Je suis ingénieur forestier de formation, ayant obtenu mon baccalauréat en aménagement et environnement forestiers à l’Université Laval. Avant même d’avoir terminé mon bac, j’avais déjà commencé une maîtrise sur le drainage forestier en territoire boréal, suivie d’un doctorat approfondissant les questions d’aménagement forestier des tourbières. Cette expérience m’a permis d’acquérir une expertise approfondie sur les sols organiques, l’écoulement de l’eau et les nappes phréatiques.
Ensuite, j’ai effectué des postdoctorats axés sur la modélisation hydrologique à grande échelle, particulièrement dans le Grand Nord, ce qui m’a permis de faire beaucoup de terrain et de comprendre les outils numériques utilisés pour les observations en milieux naturels. Depuis que je suis devenu professeur en 2010, j’ai développé mon champ d’expertise autour de la mesure de l’eau en territoire forestier pour améliorer la précision des modèles hydrologiques. Mon objectif a toujours été de comprendre les écosystèmes et le territoire pour prendre des décisions éclairées.
En 2006, je me suis impliqué par hasard dans le réseau des organismes de bassin versant (OBV). En 2009, trois ans après avoir rejoint le conseil d’administration, je suis devenu président de la CAPSA, un organisme de bassin versant qui s’étend de Saint-Raymond-de-Portneuf jusqu’à Sainte-Anne-de-la-Pérade. Dès lors, mon engagement dans l’OBV a toujours été motivé par mon désir de contribuer au bien commun et à la protection de l’environnement.
Parlons de votre environnement de prédilection, la forêt. Quels sont, selon vous, les enjeux majeurs liés à l’eau, les points de tension que rencontre présentement le Québec ?
S.J. : C’est un message que je répète depuis plus d’une dizaine d’années : l’aménagement forestier doit être fait selon des pratiques saines, et c’est ce que nous faisons au Québec. Nous avons un encadrement solide concernant la récolte du bois, depuis la planification jusqu’à l’exécution. Dans la plupart des cas, lorsque l’on applique les bonnes pratiques, les enjeux liés à l’eau sont minimes. Le problème des ornières est contrôlé, et nous maintenons depuis longtemps des bandes riveraines très larges, souvent plus larges que dans les milieux agricoles.
Cependant, nous avons un immense problème lié au manque de planification et de gestion de la voirie forestière, tant sur les terres publiques, que sur les terres privées. Lorsque nous construisons des chemins et des traverses de cours d’eau, la construction est bien encadrée, cependant, des décisions prises il y a plus de 30 ans ont conduit à l’abandon systématique de la majorité des réseaux routiers développés pour l’exploitation forestière, et aujourd’hui, ces routes constituent des menaces majeures pour la qualité des milieux aquatiques. Avec le temps, ces surfaces compactes sans végétation subissent l’érosion due au gel, au dégel, à la pluie et à l’écoulement de l’eau, ce qui provoque l’apport de sédiments dans les fossés. Ces fossés, en se remplissant, finissent par transporter ces sédiments jusque dans les milieux aquatiques.
De nombreux organismes de bassins versants, dont les territoires incluent des terres publiques, s’intéressent à cette question et cherchent à mieux la documenter. Le problème nécessite des modifications de l’encadrement légal et une volonté politique significative pour être résolu, car cela demandera des ressources que nous n’avons pas actuellement.
Un autre problème majeur concerne la rouille des traverses de cours d’eau, notamment les tuyaux. Il y en a un million au Québec, et ils ne sont ni répertoriés ni entretenus. Construits il y a une vingtaine ou une trentaine d’années, ces ponceaux finissent par se désagréger sous l’effet de la rouille, entraînant les sédiments contenus dans le remblai dans les milieux aquatiques. Cette situation représente une menace importante pour les habitats de reproduction des poissons. De plus, la majorité de ces ponceaux, mal installés, sont des obstacles au libre passage des poissons, empêchant leur migration aval-amont nécessaire pour la reproduction et le mélange génétique des populations.
En somme, le manque de gestion adéquate de la voirie forestière pose des menaces directes à la qualité de l’eau et à la biodiversité aquatique. L’accumulation de sédiments est un problème majeur pour les poissons et la qualité générale de l’eau.
On parle beaucoup de sécheresses, et de feux de forêt à la proportion démesurée. Y a-t-il un lien particulier, une corrélation entre la gestion de l’eau et celle des forêts?
S.J. : Les feux de forêt sont un phénomène naturel qui existe depuis toujours. Un feu de forêt provoque un déboisement total, mais temporaire, de la zone touchée. La forêt finit par repousser, mais pendant les premières années après un feu de forte intensité, le sol peut cuire jusqu’à devenir hydrophobe, entraînant plus de ruissellement et donc une érosion accrue, ce qui augmente les débits de pointe dans les cours d’eau.
Cependant, les feux de forêt récents au Québec se sont produits dans le Grand Nord, loin des grandes villes. Les impacts immédiats sur la qualité de l’eau sont donc relativement limités. S’il est possible d’observer des apports accrus de sédiments dans les cours d’eau, le phénomène n’est pas nouveau. Ces phénomènes sont principalement préjudiciables dans les zones habitées, comme on a pu le constater à Fort McMurray ou en Australie.
Au Québec, les feux de 2023 ont eu lieu principalement sur la Côte-Nord, dans des bassins versants immenses où les forêts brûlées représentent moins de 10% de la superficie totale. Par conséquent, les impacts sur l’hydrologie et la qualité de l’eau pour la majorité des populations restent faibles. Quelques communautés pourraient observer une baisse de qualité de l’eau à cause d’une augmentation du carbone organique dissous et des cendres, mais globalement, ces cendres agissent comme un filtre naturel, purifiant l’eau malgré son apparence noire.
Concernant les métaux lourds, il pourrait y avoir des effets sur la qualité de l’eau et des augmentations de température dans les petits bassins versants. Cependant, les populations de poissons sont souvent résilientes et capables de s’adapter à ces changements.
En résumé, les feux de forêt de 2023 auront probablement des impacts limités sur la qualité de l’eau pour la majorité des Québécois. Les pratiques forestières, quant à elles, n’augmentent pas systématiquement le risque d’incendie. Les jeunes peuplements forestiers, par exemple, ont moins tendance à brûler que les forêts anciennes. Les conditions climatiques et météorologiques telles que les épisodes de sécheresse ou les orages demeurent les principaux facteurs influençant la survenue et l’intensité des feux de forêt.
Une mine d’informations utiles sur les forêts
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