Grandeur nature

Édition du 7 avril 2025

Le jeu, c’est drôlement sérieux

Écrit par Sébastien Cottinet, ROBVQ

Durant une ving­taine d’an­nées, j’ai animé des jeux de rôles gran­deur nature (GN), des acti­vi­tés où chaque parti­ci­pant incarne un person­nage dans un univers scéna­risé et immer­sif inspiré des écrits de J. R. R. Tolkien (Seigneur des anneaux). Paral­lè­le­ment, pendant mes études univer­si­taires en socio­lo­gie, j’ai décou­vert les écrits de l’an­thro­po­logue Gregory Bate­son, notam­ment son ouvrage « Vers une écolo­gie de l’es­prit », qui a profon­dé­ment influencé ma vision de l’ap­pren­tis­sage collec­tif et ma compré­hen­sion des dyna­miques sociales.

Ces deux expé­riences appa­rem­ment éloi­gnées – l’une ludique et terrain, l’autre théo­rique et univer­si­taire – ont convergé dans un constat très clair: l’es­pace du jeu, par ses impli­ca­tions, est bien plus sérieux qu’il n’y paraît. Le jeu est, en réalité et dans ses fonde­ments même, un espace protégé permet­tant aux indi­vi­dus et aux groupes d’ex­pé­ri­men­ter sans courir le risque de « colli­sions indi­vi­duelles » trop coûteuses, telles que des conflits irré­pa­rables ou des malen­ten­dus persis­tants. Le jeu, ou l’ap­proche ludique, est un espace d’ap­pren­tis­sage à risques contrô­lés. C’est d’ailleurs un passage incon­tour­nable de chacune de nos enfances respec­tives: jouer à l’école, à la guerre, au maga­sin, au spec­tacle, etc.

Ce qui m’a rapi­de­ment frappé dans les GN que j’ani­mais, c’est à quel point l’en­vi­ron­ne­ment ludique permet­tait aux parti­ci­pants d’oser davan­tage. Parce qu’ils incar­naient des person­nages fictifs, ils pouvaient prendre des risques sociaux sans craindre de réper­cus­sions sérieuses sur leur vie réelle. Cette protec­tion virtuelle deve­nait un véri­table filet social, une struc­ture de sécu­rité où les parti­ci­pants osaient tester des stra­té­gies, des alliances ou des compor­te­ments qu’ils auraient diffi­ci­le­ment tentés autre­ment, crai­gnant les réper­cus­sions. Mais ce qui m’a le plus surpris encore, c’est de voir des acquis perma­nents chez certains indi­vi­dus ayant appris à s’af­fir­mer à travers le jeu et prenant de plus en plus de respon­sa­bi­li­tés (fictives), mais lais­sant une trace réelle et incar­née au-delà de l’ac­ti­vité ludique en elle-même.

Gregory Bate­son souligne juste­ment l’im­por­tance des contextes d’ap­pren­tis­sage où les indi­vi­dus peuvent entrer en inter­ac­tion libre­ment avec leur envi­ron­ne­ment, tout en rece­vant des boucles de rétro­ac­tion immé­diates. C’est préci­sé­ment ce que permet le jeu : tester une idée, obser­ver les réac­tions, ajus­ter son approche, et recom­men­cer jusqu’à trou­ver une dyna­mique collec­tive posi­tive. Cet appren­tis­sage par l’ex­pé­rience, faci­lité par la sécu­rité psycho­lo­gique offerte par l’es­pace ludique, est extra­or­di­nai­re­ment puis­sant.

Dans le domaine spéci­fique de la gestion inté­grée de l’eau, cette approche trouve une réso­nance parti­cu­lière. En effet, l’usage des jeux de rôle y est devenu une méthode précieuse pour accom­pa­gner des démarches parti­ci­pa­tives. Comme le souligne l’ar­ticle publié dans la revue Sciences Eaux & Terri­toires, les jeux de rôles dans ce contexte présentent trois grandes spéci­fi­ci­tés : ils sont ergo­no­miques (adap­tés à divers acteurs), ludiques (créant une distan­cia­tion béné­fique pour réduire les tensions) et expé­rien­tiels (mobi­li­sant à la fois l’in­tel­li­gence émotion­nelle et les connais­sances tacites). Grâce à ces quali­tés, les jeux permettent de créer des espaces d’échange effi­caces, génèrent des appren­tis­sages profonds et peuvent même modi­fier dura­ble­ment les percep­tions que les parti­ci­pants ont de leur terri­toire et de leurs inter­ac­tions avec les autres acteurs. 

Les parti­ci­pants à notre 27e Rendez-vous des OBV, tenu à Rivière-du-Loup en juin 2024, ont pu expé­ri­men­ter à travers le jeu un court appren­tis­sage sur la négo­cia­tion, une des dyna­miques de la mobi­li­sa­tion des acteurs. En cumu­lant plus ou moins de points et surtout en testant des stra­té­gies dans un contexte ludique, les parti­ci­pants devaient créer ou défaire des alliances pour atteindre un objec­tif commun dans une simu­la­tion inspi­rée du dilemme du prison­nier. Heureu­se­ment et de manière ironique, à travers tous ces appren­tis­sages, tout le monde en est sorti indemne. 

Les dispo­si­tifs, tels que Wat-A-Game, par exemple, illus­trent aussi ces prin­cipes. Ces outils, souvent simples et acces­sibles (cartes, plateaux, billes repré­sen­tant les ressources), permettent de simu­ler concrè­te­ment les enjeux et inter­ac­tions socio-envi­ron­ne­men­tales. À travers un proces­sus parti­ci­pa­tif, ils favo­risent une meilleure compré­hen­sion des inter­dé­pen­dances complexes entre acteurs et ressources dans la gestion de l’eau, faci­li­tant ainsi l’émer­gence de solu­tions collec­tives réalistes et adap­tées au contexte local. (SIMUL’EAU, simu­la­tion filmée, il y a 10 ans

Un autre exemple, celui du jeu sérieux Exp’Eau, montre comment des simu­la­tions inter­ac­tives faci­litent l’ex­plo­ra­tion de stra­té­gies agri­coles compa­tibles avec une meilleure qualité de l’eau dans les bassins versants ruraux. En permet­tant aux parti­ci­pants d’ex­pé­ri­men­ter virtuel­le­ment les consé­quences de leurs choix, Exp’Eau aide à évaluer les effets de poli­tiques terri­to­riales diverses et à visua­li­ser des trajec­toires d’amé­lio­ra­tion concrètes.

Plus proche de nous, le Centre d’études en respon­sa­bi­lité sociale et écoci­toyen­neté (CERSÉ) du Cégep de Rose­mont a déve­loppé un jeu sérieux inno­vant visant à sensi­bi­li­ser les étudiants et la commu­nauté aux enjeux envi­ron­ne­men­taux contem­po­rains. Ce jeu inter­ac­tif place les parti­ci­pants dans des situa­tions où ils doivent prendre des déci­sions éclai­rées concer­nant la gestion des ressources natu­relles, notam­ment l’eau, en tenant compte des dimen­sions sociales, écono­miques et écolo­giques. Cette initia­tive du CERSÉ illustre aussi parfai­te­ment comment les outils ludiques peuvent être utili­sés pour éduquer et enga­ger les citoyens dans des pratiques écoci­toyennes respon­sables.

Au final, mon expé­rience person­nelle en GN, asso­ciée à ces exemples concrets de jeux sérieux utili­sés dans un contexte de gestion inté­grée de l’eau, m’a convaincu que l’ap­proche ludique est loin d’être secon­daire ou anec­do­tique. Elle consti­tue au contraire un levier essen­tiel pour enga­ger effi­ca­ce­ment et dura­ble­ment les acteurs dans des proces­sus complexes et sensibles avec un mini­mum de risques.

Aujour­d’hui, je suis convaincu que, sous ses appa­rences anodines et souvent sous-esti­mées, le jeu est un formi­dable accé­lé­ra­teur d’in­no­va­tion sociale et collec­tive. Il nous permet d’ex­pé­ri­men­ter, de réflé­chir et de gran­dir ensemble, dans un envi­ron­ne­ment sécu­ri­sant qui encou­rage la prise de risque créa­tive et posi­tive. Prendre le jeu au sérieux, c’est recon­naître son poten­tiel à trans­for­mer posi­ti­ve­ment nos terri­toires et nos commu­nau­tés, et c’est en permet­tant à chacun de jouer libre­ment que l’on construit une société plus rési­liente, ouverte à l’in­no­va­tion et capable de rele­ver ensemble les défis complexes de demain.