Édition du 7 avril 2025
Le jeu, c’est drôlement sérieux
Durant une vingtaine d’années, j’ai animé des jeux de rôles grandeur nature (GN), des activités où chaque participant incarne un personnage dans un univers scénarisé et immersif inspiré des écrits de J. R. R. Tolkien (Seigneur des anneaux). Parallèlement, pendant mes études universitaires en sociologie, j’ai découvert les écrits de l’anthropologue Gregory Bateson, notamment son ouvrage « Vers une écologie de l’esprit », qui a profondément influencé ma vision de l’apprentissage collectif et ma compréhension des dynamiques sociales.
Ces deux expériences apparemment éloignées – l’une ludique et terrain, l’autre théorique et universitaire – ont convergé dans un constat très clair: l’espace du jeu, par ses implications, est bien plus sérieux qu’il n’y paraît. Le jeu est, en réalité et dans ses fondements même, un espace protégé permettant aux individus et aux groupes d’expérimenter sans courir le risque de « collisions individuelles » trop coûteuses, telles que des conflits irréparables ou des malentendus persistants. Le jeu, ou l’approche ludique, est un espace d’apprentissage à risques contrôlés. C’est d’ailleurs un passage incontournable de chacune de nos enfances respectives: jouer à l’école, à la guerre, au magasin, au spectacle, etc.
Ce qui m’a rapidement frappé dans les GN que j’animais, c’est à quel point l’environnement ludique permettait aux participants d’oser davantage. Parce qu’ils incarnaient des personnages fictifs, ils pouvaient prendre des risques sociaux sans craindre de répercussions sérieuses sur leur vie réelle. Cette protection virtuelle devenait un véritable filet social, une structure de sécurité où les participants osaient tester des stratégies, des alliances ou des comportements qu’ils auraient difficilement tentés autrement, craignant les répercussions. Mais ce qui m’a le plus surpris encore, c’est de voir des acquis permanents chez certains individus ayant appris à s’affirmer à travers le jeu et prenant de plus en plus de responsabilités (fictives), mais laissant une trace réelle et incarnée au-delà de l’activité ludique en elle-même.
Gregory Bateson souligne justement l’importance des contextes d’apprentissage où les individus peuvent entrer en interaction librement avec leur environnement, tout en recevant des boucles de rétroaction immédiates. C’est précisément ce que permet le jeu : tester une idée, observer les réactions, ajuster son approche, et recommencer jusqu’à trouver une dynamique collective positive. Cet apprentissage par l’expérience, facilité par la sécurité psychologique offerte par l’espace ludique, est extraordinairement puissant.
Dans le domaine spécifique de la gestion intégrée de l’eau, cette approche trouve une résonance particulière. En effet, l’usage des jeux de rôle y est devenu une méthode précieuse pour accompagner des démarches participatives. Comme le souligne l’article publié dans la revue Sciences Eaux & Territoires, les jeux de rôles dans ce contexte présentent trois grandes spécificités : ils sont ergonomiques (adaptés à divers acteurs), ludiques (créant une distanciation bénéfique pour réduire les tensions) et expérientiels (mobilisant à la fois l’intelligence émotionnelle et les connaissances tacites). Grâce à ces qualités, les jeux permettent de créer des espaces d’échange efficaces, génèrent des apprentissages profonds et peuvent même modifier durablement les perceptions que les participants ont de leur territoire et de leurs interactions avec les autres acteurs.
Les participants à notre 27e Rendez-vous des OBV, tenu à Rivière-du-Loup en juin 2024, ont pu expérimenter à travers le jeu un court apprentissage sur la négociation, une des dynamiques de la mobilisation des acteurs. En cumulant plus ou moins de points et surtout en testant des stratégies dans un contexte ludique, les participants devaient créer ou défaire des alliances pour atteindre un objectif commun dans une simulation inspirée du dilemme du prisonnier. Heureusement et de manière ironique, à travers tous ces apprentissages, tout le monde en est sorti indemne.
Les dispositifs, tels que Wat-A-Game, par exemple, illustrent aussi ces principes. Ces outils, souvent simples et accessibles (cartes, plateaux, billes représentant les ressources), permettent de simuler concrètement les enjeux et interactions socio-environnementales. À travers un processus participatif, ils favorisent une meilleure compréhension des interdépendances complexes entre acteurs et ressources dans la gestion de l’eau, facilitant ainsi l’émergence de solutions collectives réalistes et adaptées au contexte local. (SIMUL’EAU, simulation filmée, il y a 10 ans)
Un autre exemple, celui du jeu sérieux Exp’Eau, montre comment des simulations interactives facilitent l’exploration de stratégies agricoles compatibles avec une meilleure qualité de l’eau dans les bassins versants ruraux. En permettant aux participants d’expérimenter virtuellement les conséquences de leurs choix, Exp’Eau aide à évaluer les effets de politiques territoriales diverses et à visualiser des trajectoires d’amélioration concrètes.
Plus proche de nous, le Centre d’études en responsabilité sociale et écocitoyenneté (CERSÉ) du Cégep de Rosemont a développé un jeu sérieux innovant visant à sensibiliser les étudiants et la communauté aux enjeux environnementaux contemporains. Ce jeu interactif place les participants dans des situations où ils doivent prendre des décisions éclairées concernant la gestion des ressources naturelles, notamment l’eau, en tenant compte des dimensions sociales, économiques et écologiques. Cette initiative du CERSÉ illustre aussi parfaitement comment les outils ludiques peuvent être utilisés pour éduquer et engager les citoyens dans des pratiques écocitoyennes responsables.
Au final, mon expérience personnelle en GN, associée à ces exemples concrets de jeux sérieux utilisés dans un contexte de gestion intégrée de l’eau, m’a convaincu que l’approche ludique est loin d’être secondaire ou anecdotique. Elle constitue au contraire un levier essentiel pour engager efficacement et durablement les acteurs dans des processus complexes et sensibles avec un minimum de risques.
Aujourd’hui, je suis convaincu que, sous ses apparences anodines et souvent sous-estimées, le jeu est un formidable accélérateur d’innovation sociale et collective. Il nous permet d’expérimenter, de réfléchir et de grandir ensemble, dans un environnement sécurisant qui encourage la prise de risque créative et positive. Prendre le jeu au sérieux, c’est reconnaître son potentiel à transformer positivement nos territoires et nos communautés, et c’est en permettant à chacun de jouer librement que l’on construit une société plus résiliente, ouverte à l’innovation et capable de relever ensemble les défis complexes de demain.